Abus de biens sociaux : l’erreur sur le droit ne protège pas le dirigeant assisté
Par Maître Tom Bonnifay — Vouland Avocats, Marseille
Cass. crim., 12 juin 2025, n° 23-83.013, F–D (cassation partielle, CA Besançon, 20 avr. 2023)
Même bien entouré, un dirigeant ne peut pas plaider l’ignorance du droit.
C’est la leçon ferme mais claire d’un arrêt du 12 juin 2025, où la chambre criminelle rappelle que l’erreur sur le droit (art. 122-3 C. pén.) ne peut être invoquée par un gérant assisté d’avocats et de notaires expérimentés.
L’affaire illustre un principe simple : lorsqu’un chef d’entreprise choisit d’agir contre la structure qu’il dirige, même sur conseil, il en assume la responsabilité pénale.
L’affaire : un schéma de paiement inversé
Le gérant de la société A vend ses parts à la société B pour 1,186 million d’euros.
L’accord prévoit un acompte de 86 000 €, le solde devant être payé après la vente d’un immeuble appartenant à la société A, dont le prix devait remonter en dividendes à la société B avant d’être reversé au gérant.
Mais, sans attendre la distribution, les sociétés A et B décident de contourner le montage : lors de la vente du bien, le notaire verse directement 778 953 € au gérant, en règlement du prix de ses actions.
Autrement dit : la société A paie son propre dirigeant avec son propre argent.
Les poursuites pour abus de biens sociaux s’imposent :
- l’acte est contraire à l’intérêt de la société,
- il favorise personnellement le gérant,
- il est accompli en connaissance de cause.
Le moyen de défense : « je me suis fié à mes conseils »
En cassation, le dirigeant invoque l’article 122-3 du Code pénal, arguant qu’il ignorait l’illicéité du montage et s’était fié aux avis de ses conseils (avocats et notaires).
La Cour rejette.
« Le gérant, assisté de professionnels aguerris, ne saurait invoquer l’erreur de droit », tranche la chambre criminelle (§ 12).
La motivation est limpide :
- le gérant a délibérément modifié le bénéficiaire du chèque émis par le notaire,
- il a demandé l’accord du gérant de la société B pour recevoir directement le prix de cession,
- il a donc agi en connaissance de cause, avec intention de se favoriser.
La leçon : la bonne foi ne se délègue pas
L’arrêt prolonge une jurisprudence constante :
- Le conseil erroné d’un avocat n’exonère pas le client (Crim., 2013, « Caisse des dépôts »).
- L’interprétation d’une réponse ministérielle ne protège pas davantage un grand groupe (Crim., 2015, « Surface commerciale »).
La logique est sévère mais cohérente :
Le doute juridique n’efface pas la conscience de l’acte.
Le dirigeant reste tenu à une vigilance active dans la gestion des biens sociaux.
La Cour européenne des droits de l’Homme, dans Total & Vitol c/ France, l’avait déjà admis : la prévisibilité de la loi n’exige pas la certitude, mais une diligence raisonnable, surtout de la part de professionnels avertis.
Ce que la décision enseigne aux dirigeants
1. La ligne rouge : agir pour soi avec les biens de la société
Le produit d’une vente sociale ne peut jamais servir directement à payer le prix d’une cession d’actions appartenant au dirigeant, même en présence d’accords ou de conseils.
2. Le réflexe : formaliser les circuits de paiement
Les flux doivent rester inter-sociétés, avec traçabilité comptable et validation collective.
Un notaire ou avocat n’est pas un tiers neutre : il agit sur instruction du client et ne couvre pas l’illicite.
3. Le conseil stratégique : anticiper les zones grises
Avant toute cession intragroupe, vérifier :
- l’existence d’un intérêt social pour la société vendeuse ;
- le respect de l’affectation du prix (dividendes, remboursement, capitalisation) ;
- la cohérence du schéma au regard du Code de commerce (L. 241-3, L. 242-6).
Notre lecture — la vigilance comme défense
Chez Vouland Avocats, nous observons combien les affaires d’abus de biens sociaux naissent souvent d’erreurs de confiance plutôt que d’intentions frauduleuses.
Mais la jurisprudence française, fidèle à une conception stricte de la responsabilité des dirigeants, fait primer la maîtrise du risque sur la naïveté invoquée.
Notre rôle : aider le décideur à identifier, avant l’acte, ce qui pourrait demain être lu comme un abus.
Référence
Cass. crim., 12 juin 2025, n° 23-83.013, F–D (cassation partielle, CA Besançon, 20 avril 2023)