L’arrêt Canal (CE, 19 octobre 1962) : rigueur du droit, inventivité du juge

L’arrêt Canal (CE, 19 octobre 1962) : rigueur du droit, inventivité du juge

Quand le Conseil d’État sauva la légalité… et une vie

Certains arrêts ont valeur de symbole.

Celui rendu par le Conseil d’État le 19 octobre 1962, dit arrêt Canal, Robin et Godot, appartient à cette lignée rare où le juge administratif, dans un geste d’audace raisonnée, choisit de sauver la légalité contre la raison d’État.

Un homme devait être fusillé le lendemain. Il ne le sera pas.

Mais, au-delà du destin d’André Canal, c’est l’idée même d’un État de droit dans la tourmente qui s’affirma, au cœur d’une France encore déchirée par la guerre d’Algérie.

Le contexte : la guerre d’Algérie et l’urgence de l’ordre

1962 : la guerre d’Algérie touche à sa fin.

Les accords d’Évian, approuvés par référendum le 8 avril, ouvrent la voie à l’indépendance algérienne et au retour à la paix.

Mais dans la métropole, l’Organisation de l’armée secrète (OAS) multiplie les attentats.

Pour rétablir l’ordre, le général de Gaulle crée par ordonnance du 1er juin 1962 une juridiction d’exception : la Cour militaire de justice.

Sa mission : juger les partisans trop ardents de l’Algérie française par une procédure expéditive, sans voie de recours.

Son fondement : une habilitation donnée au président de la République par la loi référendaire d’avril 1962 pour « prendre toutes mesures législatives ou réglementaires relatives à l’application des accords d’Évian ».

Dans ce cadre, André Canal, dit Le Monocle, ancien industriel algérois et responsable métropolitain de l’OAS, est arrêté, jugé et condamné à mort pour terrorisme.

Son exécution est fixée au 20 octobre 1962.

Le recours : la légalité comme ultime défense

Ses avocats, François Martin et Jean Delbays-Biron, ne plaident plus la cause d’un homme, mais celle du droit lui-même.

Ils saisissent le Conseil d’État d’un recours en annulation pour excès de pouvoir, non contre la condamnation, mais contre l’ordonnance de création de la Cour militaire de justice.

Une question cruciale se pose :

Un acte pris sur le fondement d’une loi référendaire, expression directe du peuple souverain, peut-il être contesté devant le juge administratif ?

La logique politique aurait voulu que non : toucher à cette ordonnance, c’était contester le pouvoir du peuple et, en creux, celui du général de Gaulle.

Mais la logique juridique l’emporta.

La décision : une rigueur inédite face à l’exception

Dans la nuit du 18 au 19 octobre 1962, sous la pression du temps — Canal devait être exécuté à l’aube —, le Conseil d’État réuni en Assemblée rend sa décision.

Par un raisonnement d’une rigueur remarquable, il annule l’ordonnance du 1er juin 1962, jugeant que :

« Eu égard à l’importance et à la gravité des atteintes que l’ordonnance attaquée apporte aux principes généraux du droit pénal, en ce qui concerne notamment la procédure qui y est prévue et l’exclusion de toute voie de recours », le président de la République ne pouvait, même habilité, créer une juridiction d’exception de cette nature.

Deux principes majeurs se dégagent :

  1. La portée limitée de l’habilitation référendaire :
    le référendum du 8 avril 1962 autorisait le président à prendre des mesures d’application des accords d’Évian, non à créer des juridictions spéciales dérogeant aux garanties fondamentales du droit pénal.
    L’habilitation ne conférait donc pas un pouvoir législatif, mais seulement un pouvoir réglementaire exceptionnel, limité par les principes généraux du droit.
  2. La hiérarchie de la légalité sur la raison d’État :
    même en période de crise, la théorie des circonstances exceptionnelles (CE, Heyriès, 1918) ne permet pas de justifier des atteintes disproportionnées aux droits de la défense et à la garantie du procès équitable.

En un mot : le droit pénal reste un droit de mesure, même face à l’urgence.

Une audace maîtrisée : l’inventivité du juge administratif

L’arrêt Canal n’est pas un acte de rébellion, mais un acte de fidélité au droit.

Le Conseil d’État s’y montre inventif sans être subversif : il forge une distinction capitale entre l’habilitation politique (donnée par le peuple) et l’exercice juridique du pouvoir réglementaire.

Cette construction lui permet de rester compétent sans violer la souveraineté populaire.

C’est toute la subtilité de cette décision : le juge administratif sauve la légalité sans défier le politique, par la seule rigueur du raisonnement.

Les suites : tensions et postérité

L’arrêt provoque la colère du général de Gaulle, qui y voit un empiètement sur sa légitimité.

Mais André Canal échappe à l’exécution, avant d’être finalement gracié quelques semaines plus tard.

Le Parlement rétablira temporairement la Cour militaire de justice en 1963, preuve que la tension entre efficacité politique et garanties judiciaires restait vive.

Pour le Conseil d’État, en revanche, Canal marque une étape : il affirme que le contrôle de légalité ne s’interrompt jamais, même face à l’exception.

La décision s’inscrit dans la même lignée que Rubin de Servens (1962) et Syndicat des ingénieurs-conseils (1959), consolidant la conception française d’un État de droit à la française : souple dans la crise, mais jamais sans bornes.

Héritage : la rigueur et l’inventivité

L’arrêt Canal incarne deux vertus essentielles du juge moderne :

  • la rigueur, dans la fidélité au droit positif,
  • l’inventivité, dans la capacité à préserver l’esprit de la légalité au-delà de la lettre.

C’est le même équilibre que doivent aujourd’hui trouver les juridictions pénales spécialisées, qu’elles jugent de corruption, d’environnement ou de crimes internationaux.

L’enjeu reste le même : soumettre l’exception à la règle, sans paralyser l’action publique.

En cela, l’héritage de Canal dépasse le seul droit administratif : il rappelle que le courage juridique consiste moins à s’opposer qu’à raisonner juste, au moment où tout pousse à renoncer.

Références

  • CE, Ass., 19 octobre 1962, Canal, Robin et Godot
  • CE, Ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens
  • CE, Sect., 26 juin 1959, Syndicat des ingénieurs-conseils
  • CE, 26 juin 1918, Heyriès
08/11/2025