Communication du parquet et présomption d’innocence : risques et enjeux pour l’entreprise ?
La communication du parquet en matière pénale, facteur parfois ignoré par les directions juridiques, a pourtant des effets directs sur la réputation, les relations d’affaires et la conduite du procès.
En droit français, l’équilibre entre le besoin d’informer le public et la protection de la présomption d’innocence reste délicat. Cet équilibre est d’autant plus fragile que les procédures pénales impliquant des entreprises ou leurs dirigeants sont aujourd’hui largement médiatisées, amplifiées par les réseaux sociaux et parfois instrumentalisées.
Dans ce contexte, comprendre les règles encadrant la communication judiciaire — notamment les limites fixées à l’article 11 du code de procédure pénale et les exigences issues de la Convention européenne des droits de l’homme — devient un enjeu stratégique pour les directions juridiques, les responsables de la communication de crise judiciaire, les compliance officers et les dirigeants d’entreprise eux-mêmes. Maîtriser ces règles, c’est non seulement limiter l’impact d’une enquête pénale sur l’image et les relations commerciales de l’entreprise, mais aussi préserver les conditions d’un procès équitable.
Le cadre juridique : secret de l’enquête et communication dérogatoire du parquet
En principe, l’enquête et l’instruction sont secrètes (art. 11 CPP).
A titre dérogatoire, le procureur de la République à rendre publics certains éléments de la procédure :
« (…) afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public ou lorsque tout autre impératif d’intérêt public le justifie, le procureur de la République peut (…) rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause. »
Cette faculté a été introduite par la loi n°2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes.
Le cap était fixé par le titre même de la loi. Selon les travaux parlementaires, il s’agissait « d’instaurer des fenêtres de publicité » pour éviter la propagation de rumeurs infondées susceptibles de porter atteinte à la présomption d’innocence, tout en maintenant le principe général du secret de l’enquête.
Modifié par la loi n°2021-1729 du 22 décembre 2021, l’article 11 continue d’exiger que chaque communication judiciaire se fasse « dans le strict respect de l’article 11 », seuls pouvant être divulgués des « éléments objectifs (…) ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges » .
L’exception est de principe.
Aucune annonce ne peut donc suggérer, directement ou indirectement, la culpabilité d’une personne mise en cause.
Une règle protégée par la CEDH et la jurisprudence européenne
Les termes du communiqué doivent être neutres et mesurés, car ils sont susceptibles de porter atteinte à la présomption d’innocence, garantie par l’article 6§2 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), et seraient de nature à affecter les conditions d’un procès équitable.
En effet, la Cour de Strasbourg rappelle, avec constance, que toute autorité publique – tribunal, parquet, police, ministre – méconnaît la présomption d’innocence dès lors qu’elle « laisse entendre qu’une personne est coupable » avant toute condamnation définitive (CEDH, Allenet de Ribemont c. France, Daktaras c. Lituanie, Popovi c. Bulgarie).
La forme importe peu.
C’est le sens réel du communiqué, son effet dans le contexte général, qui sera examiné :
- celles qui présentent l’individu comme coupable, prohibées ;
- celles qui décrivent un simple état de suspicion, admises.
Un cadre renforcé au plan européen
La directive (UE) 2016/343 du 9 mars 2016 rappelle l’obligation de discrétion. Toute communication des autorités, même lorsqu’elle est justifiée par l’intérêt public, ne peut présenter un suspect ou une personne poursuivie comme coupable avant toute décision définitive.
Ce rappel s’impose non seulement aux autorités judiciaires, mais aussi à l’ensemble des agents publics susceptibles de s’exprimer publiquement sur une affaire pénale en cours.
Le poids des mots : une question de méthode
En pratique, cette exigence suppose de mesurer chaque mot. L’usage du terme « auteur » à la place de « suspect », par exemple, est source de difficulté potentielle. Comme le souligne M. Éric Vaillant, avocat général et formateur en communication judiciaire à l’Ecole nationale de la magistrature (ENM), même l’aveu d’une infraction ne justifie pas d’écarter la présomption d’innocence.
Les juridictions françaises intègrent ces précautions. Les communiqués de la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (JUNALCO) constituent à cet égard un modèle : sobriété, précision, neutralité.
Communication judiciaire et procédure pénale : la vigilance s’impose
Enquête pénale et entreprise font rarement bon ménage.
Pour les entreprises ou leurs dirigeants exposés à une procédure pénale, ces principes sont loin d’être théoriques. Lorsqu’un parquet communique de manière excessive ou malhabile, l’atteinte à la présomption d’innocence peut non seulement porter atteinte à la réputation de l’entreprise mais également altérer l’équité du procès, justifiant la nullité de certains actes de la procédure pénale.
Cette situation est d’autant plus sensible en cas de forte médiatisation, où l’effet réputationnel est immédiat et parfois irrémédiable.
Il est donc impératif d’intégrer cette problématique dans la stratégie de communication de crise de l’entreprise et la défense pénale des dirigeants.
Risques concrets pour l’entreprise : réputation, partenaires, gouvernance
Au-delà de la seule sphère judiciaire, une atteinte à la présomption d’innocence dans une communication officielle peut provoquer un impact immédiat sur les relations commerciales de l’entreprise. Clients, partenaires, banques et investisseurs sont sensibles à la perception publique et médiatique d’une procédure pénale. Dans les secteurs régulés ou fortement concurrentiels, le simple soupçon d’irrégularité peut conduire à la suspension de contrats, au retrait d’appels d’offres ou à des renégociations défavorables. L’entreprise, exposée prématurément à un soupçon de culpabilité, se trouve affaiblie, parfois durablement, dans ses relations d’affaires.
Ce risque touche également la gouvernance interne de l’entreprise. La gestion d’une situation de crise pénale engage directement les organes sociaux, les administrateurs, les directeurs juridiques, les responsables compliance et RSE. L’atteinte à la présomption d’innocence et la médiatisation qui l’accompagne mettent à l’épreuve les dispositifs de prévention des risques et les procédures internes de gestion de crise. Dans certaines situations, c’est l’ensemble de la politique de conformité qui peut être questionnée, affaiblissant la capacité de l’entreprise à rassurer ses parties prenantes, voire ses régulateurs.
- Pour aller plus loin : Le risque d’instrumentalisation de la justice pénale dans un contexte de guerre commerciale
Anticiper et réagir : stratégie de défense de l’entreprise et gestion de la communication de crise
En cas de communiqué mal maitrisé ou accusatoire émanant d’une autorité publique, l’entreprise ou son dirigeant dispose de plusieurs leviers de défense :
- Analyser lecommuniqué : relever toute expression laissant entendre la culpabilité.
- Saisir un juge : étudier la possibilité de saisir une juridiction civile sur le fondement de l’article 9-1 du code civil
- Gérer la communication de crise : étudier la nécessité de rappeler publiquement la présomption d’innocence.
- Anticiper : intégrer cette problématique dans la stratégie de défense dès la phase d’enquête, avec préparation d’une éventuelle requête en nullité de la procédure pénale si l’équité de la procédure a été affectée
Pour aller plus loin
- Dirigeant d’entreprise en garde à vue : comment anticiper et se défendre ?
- Comment l’employeur doit-il réagir face à des accusations de harcèlement moral ou sexuel en entreprise ?
- Accidents du travail et responsabilité pénale : l’anticipation comme rempart
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