« Gouvernement des juges » : retour sur trois idées reçues

« Gouvernement des juges » : retour sur trois idées reçues

À l’occasion du récent jugement prononcé contre les dirigeants du Rassemblement national pour détournement de fonds publics, l’idée d’un prétendu « gouvernement des juges » refait surface. Retour sur trois idées reçues persistantes qui brouillent les rapports entre justice et politique.

Idée reçue n°1 : « Les juges empêchent le pouvoir politique d’agir »

L’idée selon laquelle les juges freinent systématiquement l’action politique relève largement du fantasme. Si quelques décisions emblématiques (Conseil constitutionnel sur le délit de solidarité, Conseil d’État sur le climat ou certaines mesures sanitaires) attirent la lumière médiatique, elles ne représentent en réalité qu’une infime minorité des jugements rendus.

En vérité, les juges valident beaucoup plus souvent les actions du pouvoir exécutif et législatif qu’ils ne les censurent. Le juge constitutionnel, par exemple, utilise souvent la notion d’« intérêt général », définie par le législateur lui-même, pour valider les restrictions aux droits et libertés. Le juge administratif, quant à lui, donne très majoritairement raison à l’administration et à l’État.

Ce n’est donc pas tant le pouvoir qui se trouve empêché par les juges, que les juges qui, dans la grande majorité des cas, confortent juridiquement les choix politiques.

Idée reçue n°2 : « Les juges ne devraient pas freiner l’exercice du pouvoir politique »

Certains discours politiques soutiennent que les juges, même ponctuellement, n’auraient pas vocation à contrarier l’action politique. Ce raisonnement, dangereux pour l’État de droit, revient à affirmer que toute décision judiciaire défavorable au pouvoir politique serait illégitime, voire « anti-démocratique ».

Or, c’est précisément l’objet du juge que d’être ce contrepoids : dire non lorsque la norme juridique l’impose. Et c’est précisément parce que le juge peut dire non que la séparation des pouvoirs fonctionne. Loin d’être une anomalie, le contrôle exercé par le juge est une nécessité démocratique essentielle à la légitimité des décisions publiques.

Idée reçue n°3 : « Le droit n’est pas de la politique »

Cette distinction est souvent brandie par les responsables politiques critiquant les décisions de justice. Or, elle est largement artificielle.

Si toute politique ne se traduit pas toujours en droit, tout droit, en revanche, résulte toujours de choix politiques : économiques, sociaux, éthiques, philosophiques. Le droit n’est donc pas une technique désincarnée. Il traduit un arbitrage politique, historiquement et culturellement situé.

Affirmer que « les juges font de la politique » lorsqu’ils contrôlent les actions du pouvoir est donc un faux procès. Le juge applique une règle qui lui a été confiée par le politique lui-même. La critique du « gouvernement des juges » relève en réalité d’une stratégie politique visant à affaiblir la légitimité du pouvoir judiciaire, et non d’une description objective du rôle du juge dans la démocratie.

Pourquoi ces idées reçues sont-elles dangereuses ?

Ces trois idées reçues traduisent une incompréhension, volontaire ou non, du fonctionnement réel de l’État de droit :

  • La critique constante des juges participe à une dévaluation de la justice, présentée comme une entrave à l’action publique.
  • Elle contribue à affaiblir la séparation des pouvoirs, pourtant essentielle à toute démocratie solide.
  • Elle finit par nourrir l’idée dangereuse selon laquelle les politiques pourraient agir sans contrainte juridique, renforçant les dérives autoritaires potentielles.

Le « gouvernement des juges » est donc une fiction qui cache une autre réalité, bien plus préoccupante : la difficulté pour une partie du personnel politique d’accepter les contraintes de l’État de droit.

Comme avocat pénaliste accompagnant dirigeants et entreprises, je constate régulièrement combien cette incompréhesion peut être néfaste. Car lorsqu’une entreprise ou son dirigeant est confronté à une procédure pénale médiatisée, il est crucial de bien comprendre que la justice applique les règles que le législateur – donc le politique – a lui-même fixées.

Et c’est précisément parce que la justice peut, le cas échéant, contrôler et censurer, que la démocratie ne se limite pas à la loi du plus fort.


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14/04/2025