Le maître d’ouvrage face au risque pénal : jusqu’où va sa responsabilité ?
Un rôle central, une responsabilité exposée
Le maître d’ouvrage, figure pivot d’un projet de construction, n’est pas seulement celui qui commande l’ouvrage et en finance la réalisation. Il est aussi, bien souvent à son insu, placé au carrefour des risques pénaux liés aux accidents de chantier, aux négligences en matière de sécurité et aux infractions environnementales.

Si la tentation est grande de considérer que la responsabilité incombe d’abord aux entreprises exécutantes et aux maîtres d’œuvre, la jurisprudence rappelle avec constance que le maître d’ouvrage n’est pas exempt de tout devoir de vigilance. Une simple abstention peut, dans certaines circonstances, suffire à engager sa responsabilité pénale.
La responsabilité pénale du maître d’ouvrage : un principe de prudence
Le Code pénal distingue deux types de fautes susceptibles d’entraîner la responsabilité du maître d’ouvrage en matière d’infractions involontaires :
- La faute simple, qui résulte d’une imprudence, d’une négligence ou d’un manquement aux obligations générales de prudence et de sécurité.
- La faute qualifiée, qui suppose soit une violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité, soit une faute caractérisée exposant autrui à un risque d’une particulière gravité.
Ainsi, si un accident survient sur un chantier, le maître d’ouvrage peut se voir reprocher son absence de contrôle, notamment s’il n’a pas mis en place les mesures minimales de sécurité ou s’il a délibérément ignoré les signaux d’alerte sur les risques encourus.
Causalité directe ou indirecte : une distinction clé
L’un des points essentiels dans l’appréciation de la responsabilité du maître d’ouvrage est la distinction entre causalité directe et indirecte.
- Causalité directe : lorsque son action ou son omission est la cause immédiate du dommage, une simple faute d’imprudence peut suffire à engager sa responsabilité.
- Causalité indirecte : lorsque le dommage résulte d’une chaîne d’événements à laquelle le maître d’ouvrage a contribué sans en être l’unique initiateur, seule une faute qualifiée pourra être retenue contre lui.
La Cour de cassation a précisé que le maître d’ouvrage pouvait être condamné pour homicide involontaire si, par ses décisions ou son inaction, il avait contribué à créer une situation dangereuse ou n’avait pas pris les mesures nécessaires pour prévenir un accident (Crim., 11 juillet 2017, n° 16-85.024).
Les enseignements de la jurisprudence : de l’abstention coupable à la faute caractérisée
La responsabilité du maître d’ouvrage est d’autant plus susceptible d’être engagée lorsque des signaux d’alerte avaient été portés à sa connaissance.
🔹 Le cas de la citadelle d’Amiens (Crim., 11 juillet 2017, n° 16-85.024)
Dans cette affaire, un ouvrier avait perdu la vie à la suite de l’effondrement d’un mur sur un chantier d’insertion. Le maire, maître d’ouvrage, avait été informé par un architecte des monuments historiques de la nécessité de réaliser une étude de stabilité. Pourtant, aucun suivi n’avait été effectué. La Cour de cassation a estimé que ce manquement pouvait caractériser une faute qualifiée, exposant directement les ouvriers à un risque connu.
🔹 L’effondrement d’un chapiteau lors d’un concours de jumping (Crim., 13 janvier 2009, n° 08-84.485)
Ici, le gérant d’une société de location de structures temporaires, assimilable à un maître d’ouvrage, avait négligé l’ancrage au sol du chapiteau qu’il avait fait installer. Lorsqu’une tempête s’est abattue sur la région, la structure s’est effondrée, blessant plusieurs spectateurs. La Cour a retenu une faute qualifiée au motif que le risque météorologique était prévisible et que l’inaction du gérant avait directement contribué à l’accident.
🔹 Le drame de Furiani (Crim., 24 juin 1997, n° 96-82.424)
L’effondrement d’une tribune provisoire lors d’un match de football avait mis en lumière le rôle des contrôleurs techniques et du maître d’ouvrage. La Cour de cassation a jugé que ce dernier ne pouvait s’exonérer de toute responsabilité en se contentant d’une délégation aux entreprises chargées de l’installation.
Maître d’ouvrage : comment limiter le risque pénal ?
Face à ces risques, le maître d’ouvrage ne peut se satisfaire d’une position passive. Certaines précautions doivent être prises pour éviter d’engager sa responsabilité :
- Sécuriser les contrats : Préciser dans les marchés de travaux les obligations de sécurité incombant aux constructeurs et aux sous-traitants.
- S’entourer de conseils spécialisés : Engager un coordonnateur sécurité (CSPS), un bureau de contrôle indépendant et des experts qualifiés.
- Anticiper et surveiller : Ne pas se contenter des déclarations des entreprises exécutantes et procéder à des contrôles réguliers.
- Réagir aux alertes : Toute anomalie relevée sur un chantier doit donner lieu à des mesures correctives immédiates, faute de quoi le maître d’ouvrage pourrait être poursuivi pour inaction coupable.
Conclusion : une responsabilité qui ne se délègue pas totalement
Si le maître d’ouvrage n’est pas tenu à une surveillance de chaque instant, il ne peut pour autant se défausser entièrement sur les entreprises et les maîtres d’œuvre. Son rôle l’oblige à une vigilance active, sous peine de voir sa responsabilité engagée à titre personnel.
En définitive, le risque pénal du maître d’ouvrage est à la hauteur de l’influence qu’il exerce sur le chantier : plus il est impliqué dans les décisions, plus son exposition est grande. Un équilibre à trouver entre délégation efficace et contrôle vigilant.