Marchés publics : la grande exclusion ?
L’univers feutré des appels d’offres publics a ceci de fascinant qu’il repose sur un équilibre précaire entre vertu et opportunisme, rigueur et indulgence. Les entreprises, elles, avancent à pas feutrés sur cette ligne de crête, où une condamnation pénale peut leur coûter non seulement une réputation, mais aussi cinq ans d’exclusion automatique des marchés publics. Cinq ans d’oubli, c’est parfois une éternité. Mais rassurez-vous, l’Europe veille.
Une sanction sans appel ? Pas si vite.
L’exclusion automatique, transposée en droit français sous l’impulsion des directives européennes de 2014, fonctionne comme un couperet : blanchiment, fraude, corruption, terrorisme… Les entreprises condamnées tombent sans procès en dehors de l’arène de la commande publique (L2141-1 et L3123-1 du Code de la commande publique). Ces textes prévoient non seulement une exclusion automatique des procédures de marchés publics ou de concessions pour une durée de cinq ans en cas de condamnation pénale définitive pour un certain nombre d’infractions (trafic de stupéfiants, escroquerie, blanchiment, terrorisme, manquements au devoir de probité, fraude fiscale, recel, etc.), mais également la possibilité de résilier les marchés ou concessions en cours aux torts de la société frappée d’exclusion.
Mais comme tout mécanisme d’une élégance un peu trop brutale, il a suscité quelques états d’âme. L’idée d’un droit à la rédemption a peu à peu émergé, et la loi n° 2023-171 du 9 mars 2023 est venue y apporter sa touche de sophistication avec le principe de l’autoapurement.
Désormais, une entreprise peut plaider sa cause, justifier des mesures correctrices, exhiber son programme de compliance comme un sésame. L’acheteur public, tel un juge en sursis, dispose ainsi d’un pouvoir de discernement. À lui de dire si l’entreprise a fait amende honorable ou si elle doit rester hors-jeu.
Autoapurement : confession ou absolution ?
Sur le papier, le mécanisme a des allures de réhabilitation vertueuse : un système où l’exclusion n’est plus une fatalité, mais une conséquence conditionnelle, ajustable à la gravité des faits et aux efforts de l’entreprise. Dans la réalité, c’est une autre affaire.
Car ce système, si louable en apparence, cache une injonction subtile : se défendre, c’est risquer l’exclusion. Se repentir, c’est espérer y échapper. D’où cette question en filigrane : l’entreprise en cause a-t-elle intérêt à combattre une mise en cause pénale avec vigueur, au risque d’une condamnation ferme et d’une éviction irrévocable ? Ou doit-elle, en stratège avisé, opter pour une transaction discrète, une Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), un plaidé-coupable qui lui évitera l’opprobre absolu ?
Le risque est là : en incitant les entreprises à démontrer leur diligence post-factum, le système de l’autoapurement pourrait bien dévaloriser la défense pénale au profit d’une politique de reddition anticipée.
Les acheteurs publics, nouveaux juges de la vertu
Pour les acheteurs publics, le mécanisme pose un défi de taille. Non contents de devoir identifier les entreprises exclues, ils doivent désormais apprécier la sincérité et l’efficacité des mesures correctrices mises en place. Un rôle de juge moral qui n’était pas prévu dans leur cahier des charges.
Et que se passe-t-il si un même candidat reçoit un verdict positif d’un acheteur public et un veto d’un autre ? Le marché public deviendrait-il un territoire de décisions au cas par cas, à la subjectivité fluctuante ?
La frontière est ténue entre rémission et favoritisme, entre indulgence et complaisance. Car si le marché public ne doit pas être un espace de seconde chance à la légère, il ne saurait non plus devenir un purgatoire inflexible.
Un luxe que toutes les entreprises ne peuvent s’offrir
Il ne faut pas s’y tromper : la capacité à démontrer une stratégie d’autoapurement dépend largement des ressources financières et organisationnelles de l’entreprise. Les grands groupes, dotés d’armées de juristes et de consultants en compliance, peuvent investir dans leur réhabilitation. Les PME, elles, n’ont pas ce luxe.
Dès lors, l’autoapurement ne serait-il qu’un mirage ? Un mécanisme vertueux en théorie, mais inégalitaire dans son application, où seules les entreprises les mieux outillées peuvent réellement prétendre à la rédemption ?
Et après cinq ans ? Un passé qui ne passe pas
Enfin, la règle des cinq ans est un couperet qui tombe au moment de la condamnation définitive, non des faits eux-mêmes. Pour une affaire qui traîne en justice, cela peut signifier une exclusion qui s’éternise bien au-delà du raisonnable. Et même après l’expiration du délai, la tache demeure. Les condamnations médiatiques sont tenaces, plus encore que les sanctions légales.
Car si une entreprise a purgé sa peine, le tribunal de l’opinion, lui, n’a pas de date de prescription.
Conclusion : le retour du pragmatisme
Finalement, sous l’apparence d’une morale inflexible, l’exclusion des marchés publics et son antidote d’autoapurement révèlent un enjeu plus large : comment conjuguer éthique et pragmatisme dans la vie des affaires ?
Si le droit de la commande publique semble absorbé par celui de la compliance, il faut veiller à ce qu’il ne perde pas en lisibilité et en cohérence. L’entreprise ne peut être perçue comme un simple risque à neutraliser. Elle est aussi, dans toute sa complexité, un acteur économique vital.
Reste à savoir si, demain, ce régime d’exception deviendra la norme, et si les entreprises apprendront à jouer ce nouvel équilibre entre vertu affichée et stratégie d’adaptation.