Mise en danger de la vie d’autrui : une infraction pénale au service d’une responsabilité sans faute ?

Mise en danger de la vie d’autrui : une infraction pénale au service d’une responsabilité sans faute ?

Jadis réservée aux délits intentionnels et aux fautes d’imprudence, la responsabilité pénale s’est enrichie en 1994 d’une nouvelle catégorie : la mise en danger délibérée d’autrui. Une infraction formulée à l’article 223-1 du Code pénal, qui sanctionne l’exposition directe d’autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures graves, à condition qu’elle résulte de la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement.

Le législateur voulait ainsi combler un vide juridique : prévenir plutôt que punir après coup. Un raisonnement louable, qui a toutefois ouvert la porte à certaines dérives, où le soupçon d’un risque lointain suffit parfois à entraîner une mise en cause pénale.

La peine diffère selon qu’une personne physique ou morale soit en cause. Toute personne physique risque une peine d’1 an d’emprisonnement et de 15.000€ d’amende. La personne morale peut, quant à elle, être condamnée au versement d’une amende de 75.000€. Cette somme correspond au quintuple de la peine d’amende prévue pour les personnes physiques.

Alors, quels sont les véritables contours de cette infraction ? Un manquement à la sécurité suffit-il à transformer une entreprise en coupable ?


Les conditions d’une mise en danger pénale : des critères stricts, en théorie

Le Code pénal, dans sa rigueur toute académique, fixe trois conditions pour caractériser une mise en danger délibérée d’autrui :

1️⃣ L’existence d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité
2️⃣ Une violation manifestement délibérée de cette obligation
3️⃣ Un risque immédiat de mort ou de blessures graves

Ces conditions, loin d’être anodines, supposent un encadrement strict. Mais en pratique, leur application est parfois moins rigoureuse qu’il n’y paraît.


1. L’obligation particulière de prudence ou de sécurité : un prérequis incontournable

Distinguer une obligation particulière d’un vague impératif de prudence est une exigence que la Cour de cassation rappelle inlassablement.

Une simple règle de bon sens ne suffit pas. Il faut une disposition précise, contraignante et immédiatement applicable, qui ne laisse aucune place à l’appréciation personnelle de celui qui y est soumis.

📌 Exemples d’obligations particulières validées par la jurisprudence
✔️ Les normes sanitaires sur la lutte contre le plomb (Crim., 20 nov. 2012)
✔️ Les règles de ventilation des lieux de travail (Crim., 24 juin 2014)
✔️ Les dispositifs de prévention des risques liés à l’amiante (Crim., 19 avril 2017)

En revanche, une obligation trop vague ne saurait être invoquée. Ainsi, le droit fondamental à la protection de la santé, bien qu’essentiel, n’est pas une obligation particulière au sens du droit pénal (Ass. plén., 20 janvier 2023).

2. Une violation manifestement délibérée : quand l’intention devient une présomption

Il ne suffit pas d’une simple imprudence ou d’un défaut de précaution. Il faut démontrer que l’auteur avait conscience du risque et a choisi de ne pas respecter l’obligation.

La Cour de cassation l’exige fermement :
⚠️ Une entreprise ne peut être condamnée que si elle a volontairement transgressé une règle précise (Crim., 1er oct. 2024)
⚠️ Le juge doit établir que l’auteur avait conscience d’exposer autrui à un danger grave (Crim., 21 juin 2022)

Toutefois, dans certaines affaires, la frontière entre « violation manifeste » et « négligence organisationnelle » semble s’estomper, faisant peser sur les entreprises une responsabilité proche de l’objectivité.


3. Un risque immédiat et direct : la nécessité d’un lien de causalité clair

L’infraction ne peut être constituée que si le risque est direct, tangible et immédiatUne hypothèse de danger, aussi plausible soit-elle, ne saurait suffire.

💡 Exemples de condamnations justifiées
✔️ Un chantier exposant des salariés à des poussières d’amiante sans protection adéquate (Crim., 19 avril 2017)
✔️ Un employeur laissant des travailleurs manipuler des substances toxiques sans équipement (Crim., 24 juin 2014)

💡 Exemples d’affaires où le risque immédiat n’a pas été caractérisé
🚫 Un site industriel accusé de pollution sans preuve d’exposition directe du public
🚫 Un employeur poursuivi pour manquement à la sécurité alors que le danger restait hypothétique

Ici encore, la rigueur juridique s’efface parfois devant une tendance à sanctionner des situations relevant davantage d’une responsabilité civile que pénale.


Le risque d’une dérive vers une responsabilité pénale objective

La mise en danger d’autrui, initialement pensée comme une infraction d’exception, tend à devenir un instrument commode de poursuite contre les entreprises.

🔍 Les écueils majeurs :
⚠️ Une extension progressive des obligations considérées comme « particulières »
⚠️ Une interprétation de plus en plus extensive de la violation délibérée
⚠️ Une tendance à retenir le délit sans lien direct avec un risque avéré

Or, le droit pénal ne peut se contenter d’une approche par précaution. La culpabilité ne se présume pas : elle se prouve. Il ne suffit pas d’identifier un manquement, encore faut-il démontrer qu’il répond aux critères précis exigés par la loi.


Comment protéger son entreprise contre une mise en cause abusive ?

Dans un contexte où la mise en danger d’autrui est parfois invoquée de manière discutable, une entreprise doit anticiper et structurer sa défense en amont.

✅ Identifier les obligations précises applicables à son secteur
✅ Documenter scrupuleusement les mesures de prévention mises en place
✅ Contester toute interprétation abusive élargissant indûment le champ de l’infraction

Dans bien des cas, la meilleure défense réside dans l’anticipation. Car une fois l’accusation formulée, le risque est grand de voir le droit céder à une approche purement répressive, où la seule existence d’un danger suffirait à justifier une condamnation.


Conclusion : défendre l’entreprise face à une infraction aux contours mouvants

La mise en danger délibérée d’autrui est un défi juridique majeur pour les entreprises. Si le principe peut sembler légitime, son application tend parfois à s’éloigner du droit pénal classique, où la culpabilité repose sur des preuves tangibles et des critères stricts.

Face à cette évolution, une défense stratégique et rigoureuse s’impose. Une entreprise bien préparée, qui connaît ses obligations et ses droits, pourra éviter que le droit ne se transforme en instrument de sanction automatique.

Dans cet équilibre fragile entre responsabilité et répression, la place du pénaliste d’affaires est plus que jamais essentielle.

15/05/2025