Entreprise ou dirigeant : qui paiera l’addition ?

Entreprise ou dirigeant : qui paiera l’addition ?

La responsabilité pénale en entreprise est un jeu d’équilibre dont la mécanique semble à première vue bien réglée. Pourtant, lorsqu’il s’agit de savoir qui, de la société ou de son dirigeant, devra répondre des faits, la ligne de partage n’est jamais tout à fait nette. Si l’entreprise est une entité juridique autonome, son existence demeure inséparable de ceux qui l’animent. L’un peut être condamné sans que l’autre ne le soit, parfois les deux, rarement aucun. La question, pourtant simple, demeure : lorsque survient l’infraction, qui paiera l’addition ?


1. Le principe du cumul des responsabilités : l’imputation partagée

L’article 121-2 du Code pénal pose un principe limpide : la responsabilité pénale des personnes morales n’exclut pas celle des personnes physiques. Dès lors, lorsqu’une infraction est commise au sein d’une entreprise, il ne s’agit pas tant de savoir si l’on poursuivra la société ou son dirigeant, mais bien dans quelle mesure les responsabilités se superposent.

Ce principe a une portée concrète que la Cour de cassation ne cesse de rappeler :

  • Une entreprise peut être condamnée pour des faits commis par son représentant même si celui-ci a agi dans son propre intérêt (Crim., 29 janvier 2020, n° 17-83.577).
  • Un dirigeant peut être poursuivi en parallèle de la société, dès lors que son rôle dans l’infraction est établi (Crim., 30 janvier 2018, n° 17-81.595).

Dans cette architecture juridique, la société est à la fois un écran derrière lequel l’individu peut s’abriter et une entité à qui l’on demande des comptes. L’une et l’autre se confondent, se délestent, se répondent, selon les circonstances.


2. La dissociation des responsabilités : quand l’un tombe et pas l’autre

Si l’addition peut être partagée, elle peut aussi ne concerner qu’un seul des protagonistes. La Cour de cassation rappelle ainsi que la responsabilité pénale du dirigeant ne se déduit pas mécaniquement de celle de la société.

Dans certaines décisions, la société est condamnée sans que l’on puisse imputer l’infraction à une personne physique. Ce fut le cas dans l’affaire du stockage illicite de matières incompatibles : la société fut reconnue coupable, tandis que son cadre dirigeant fut relaxé au motif que les dispositions lui étant applicables n’étaient plus en vigueur (Crim., 24 septembre 2019, n° 18-85.348).

A contrario, la relaxe d’un dirigeant n’interdit pas la condamnation de l’entreprise. L’exemple est frappant en matière de sécurité au travail : si un dirigeant échappe aux poursuites faute de faute qualifiée, l’entreprise peut néanmoins être condamnée pour imprudence (Crim., 14 janvier 2020, n° 19-81.162).

Ainsi, la mécanique judiciaire ne suit pas toujours une logique symétrique. L’individu peut être écarté sans que l’entité juridique ne le soit, et inversement. Ce qui, en apparence, conforte l’autonomie de la responsabilité des personnes morales, mais laisse parfois un sentiment d’indétermination sur la source même de la faute.


3. Quand la jurisprudence hésite : une articulation parfois fragile

Il arrive aussi que la jurisprudence elle-même vacille. Certaines décisions interpellent par l’incohérence apparente qu’elles produisent.

Ainsi, dans une affaire de déversement de substances polluantes, la Cour de cassation a censuré un arrêt qui condamnait la société tout en relaxant son représentant, faute d’avoir déterminé qui précisément avait procédé au déversement(Crim., 7 mars 2023, n° 22-82.921).

De la même manière, dans une affaire de blessures involontaires, la condamnation de la personne morale fut cassée, son dirigeant ayant bénéficié d’une relaxe fondée sur l’absence de violation délibérée d’une obligation particulière de prudence (Crim., 6 décembre 2022, n° 21-83.414).

On observe ici un balancement subtil : tantôt la responsabilité de la société absorbe celle de l’individu, tantôt elle en est le prolongement nécessaire. Ce balancement n’est pas neutre : il façonne la stratégie de défense et l’architecture du risque pénal en entreprise.


4. Anticiper : préserver la frontière entre dirigeant et entreprise

Face à cette imbrication, la prévention du risque pénal impose une gestion rigoureuse des responsabilités. Trois principes doivent guider les dirigeants :

✅ Une délégation de pouvoirs solide : si un dirigeant doit se prémunir, encore faut-il que la délégation soit réelle, claire et effectivement mise en œuvre. À défaut, elle ne suffira pas à lui éviter une mise en cause.

✅ Une traçabilité des décisions : dans toute organisation, la responsabilité naît souvent du silence. Documenter les arbitrages, acter les décisions en matière de conformité et de sécurité, c’est anticiper une éventuelle mise en cause.

✅ Un contrôle effectif des risques : nombre de condamnations résultent d’un défaut d’organisation plus que d’une faute directe. La prévention juridique ne saurait être purement formelle : elle doit être une pratique intégrée dans la gestion de l’entreprise.


Conclusion : Une addition toujours due, rarement équitablement répartie

La question de savoir qui paiera l’addition ne se pose jamais en des termes absolus. La personne morale et son dirigeant sont tantôt dissociés, tantôt confondus, selon les contours que dessine la jurisprudence.

Ce que l’on constate, en revanche, c’est que l’un ou l’autre finit toujours par payer. La responsabilité en entreprise est un équilibre instable, où nul ne saurait se penser à l’abri. L’anticipation, la rigueur et la vigilance restent les seuls remparts véritables contre un risque qui, trop souvent, se révèle au moment où il est déjà trop tard.

23/05/2025